Derrière le vilain oxymore de mon titre, c’est le contexte actuel qui s’exprime… En pleine croissance triomphante, le winner avait beau jeu de toiser avec mépris le camp des « gentils ». En pleine crise de civilisation, cachée par la crise tout court, la gentillesse nous refait signe pour réchauffer notre humanité. Si l’homme semble parfois être un loup pour l’homme, il peut aussi faire le choix de dépasser son égoïsme dans les moments… critiques. On a toujours le choix, n’est-ce pas ?
C’est bien cette opportunité d’une révolution douce que j’ai découverte en sirotant l’opus d’Emmanuel Jaffelin, agrégé de philosophie : « Petit éloge de la gentillesse ».
Ce voyage en dehors des balises du cynisme nous offre tout d’abord une étonnante balade étymologique qui commence dans l’antiquité romaine. A cette époque, le « gentilis » est un noble romain qui fait partie d’un clan. Puis, c’est l’esclave qui est « gentil » car il appartient (c’est le cas de le dire) à une famille noble. Propulsé dans le monde chrétien, le « gentil » désigne ensuite celui qui n’est pas chrétien mais qui peut le devenir… un impie à qui on veut bien tendre la main. C’est le monde médiéval et chrétien qui redécouvrira le sens romain pour mettre à la mode les valeurs chevaleresques du « gentilhomme », qui doit tenir son rang, au service de buts élevés. On sort la Table Ronde et on est prêt à en découdre pour l’honneur. Mais ça ne va pas durer : à la Renaissance, le chevalier commence à s’effacer devant le courtisan. N’offrant rien sans arrière-pensée, ce nouveau gentilhomme travestit volontiers sa lâcheté en courtoisie. Les manières de la cour finissent par devenir des symboles d’injustice et précipitent l’envie de pendre les aristos à la lanterne. La république met en avant l’égalité entre les hommes et la gentillesse reste plantée là, bousculée par ses errances historiques, sujet de raillerie et témoignage de faiblesse dans le monde du calcul triomphant.
Ce qui m’a particulièrement intéressée dans le reste de ce grand petit livre d’une centaine de pages, ce sont les nuances apportées entre sollicitude, solidarité, gentillesse et altruisme. La gentillesse n’est pas la solidarité, car elle ne repose pas sur une organisation où mon intérêt particulier rejoint l’intérêt général… et où cette entraide organisée, peut me dispenser petit à petit d’être accessoirement gentil ! La gentillesse n’est pas non plus la sollicitude de notre Amélie Poulain, car la gentillesse répond avec le sourire à un besoin manifeste ou une demande exprimée… sans prendre les devants de façon intrusive sur les prétendus besoins de la personne à aider. La gentillesse moderne d’Emmanuel Jaffelin propose en fait une révolution douce au « soft power » démultiplicateur, libérée des morales du devoir, où j’honore autant autrui que moi-même en rendant service.
Un point de désaccord subsiste cependant pour moi : certes la gentillesse doit se garder de l’intrusive sollicitude, mais une fois de plus, tout n’est-il pas question de seuil et de dosage ? Si nous attendons tous que les autres expriment clairement leur demande d’aide, nous risquons de nous priver de belles surprises : celles que m’offre autrui, en devinant le geste ou la phrase qui me fera du bien. Il y a une version de la gentillesse qui se laisse guider par pure empathie sans attendre un besoin ou une demande manifeste. Il y a la magie de ce qu’on n’attendait même pas…
Si vous sirotez aussi le « Petit éloge de la gentillesse », soyez gentils : dites-moi en commentaire ce que vous en pensez.
Ca m’a l’air méchamment bien comme livre !!! 🙂
Voyez comme cette bataille d’adverbes est révélatrice : pour suggérer la puissance, on dit « méchamment truc » et pour suggérer la faiblesse mollassonne, on dit c’est « gentiment machin »…