Monsieur Vinton Cerf est l’un des « pères fondateurs » de l’Internet. Rien que ça. Depuis, il est devenu « chief evangelist » chez Google, le gentil moteur de recherches qui aspire vos données personnelles négligemment égrenées sur la toile. Monsieur Vinton Cerf vient de se faire remarquer en lançant dans une interview : « En réalité, la protection de la vie privée est peut-être une anomalie… ». Je ne suis pas sûre de savoir ce qu’il entend exactement par « anomalie », mais en tout cas, pour lui, la « protection de la vie privée » est un concept récent (lié au besoin d’anonymat des grandes agglomérations) et sûrement appelé… à disparaître ! Monsieur Cerf n’hésite pas à convoquer à la barre les villages de nos grands-parents où tout se savait… et où tout cela ne posait aucun problème à la CNIL. Oui, ça nous arrive tous de regarder dans le rétroviseur pour justifier ce qui nous arrange. En tout cas, tout ça, c’est rudement chouette, car on peut en profiter pour rappeler certains fondamentaux aux « Netocrates »…« La vie privée ? Quelle vie privée ? Ça ne se fait plus ça Madame ! » Nier l’existence d’une chose pour éviter d’avoir à la prendre en compte, c’est vieux comme la rhétorique et ses tours de passe-passe. Tout est pourtant une question de nuance. On peut décider à 19 ans de montrer ses seins sur Twitter et en assumer donc ensuite les conséquences sur la place publique de la Toile… mais le contenu d’un email ou l’endroit où je me trouvais à 19 H 56 jeudi dernier a le droit de rester privé. D’une part, même si la vie sociale limitée et codifiée des bourgades de nos ancêtres était étalée constamment sur la place du village, cela n’empêchait pas des secrets familiaux d’être verrouillés à double tour. D’autre part, est-il sérieux de comparer l’ampleur du bouche-à-oreille de nos campagnes d’antan avec la caisse de résonance instantanée des nouvelles technologies ? Mais ce qui est surtout à souligner, c’est le biais éthique et politique d’une telle déclaration. Enfants gâtés qui croyez que la démocratie est éternelle, sur quoi pensez-vous que celle-ci repose ? Elle s’appuie aussi sur la liberté d’opinion et d’expression. Et de quoi a-t-elle besoin pour prospérer la liberté d’expression si ce n’est du respect de la vie privée ? Toutes les dictatures ont commencé évidemment par entraver la liberté d’opinion en piétinant le respect de la vie privée, avec des outils de pression et de surveillance qui fabriquent soit de l’obéissance forcée, soit du consentement. Mais c’est un détail que Monsieur Cerf a peut-être occulté dans son bref retour sur l’histoire humaine. Monsieur Cerf n’a peut-être pas vu non plus le film « La Vie des autres » qui nous plonge dans l’ex-RDA et dans une ambiance bien différente de la Silicon Valley.
Espérons tout de même que, même un geek de 19 ans, qui a séché les cours de philo soit encore capable de comprendre tout cela si on lui explique. Le prochain stagiaire qui ose vous dire « Moi je m’en fous : j’ai rien à cacher… », je compte sur vous pour lui rappeler certains fondamentaux. Ce n’est pas son petit nombril inintéressant qui est en cause, ce sont plutôt les bases à long terme d’une société libre.
Rebonds :
>L’article du Journal du Net qui a en partie déclenché ce billet : « La protection de la vie privée, un concept en voie de disparition selon Vinton Cerf. »
>Une chronique intéressante sur un livre qui fait le point sur la révolution «Big Data »
> « La vie privée, un problème de vieux cons ? », le livre de Jean-Marc Manach, journaliste expert de la question dont le blog « Bug Brother » est un must
>La CNIL s’inquiète de la loi de programmation militaire 2014-2017 en France, visant à étendre les possibilités de surveillance sans contrôle judiciaire.
Que la toile nous offre notre quart d’heure de célébrité, pourquoi pas ! Tant qu’elle nous laisse tranquille les 23h45 restantes !
Combien coûte alors ce quart d’heure de célébrité ? Si chaque internaute est conscient que si le service est gratuit, c’est que c’est lui le produit, tout va pour le mieux… Quant à la tranquillité confortablement installé dans son canapé, elle compte peut-être plus que la liberté… ?
Oui, ce qui est une anomalie c’est bel et bien cette intrusion sournoise dans nos vies privées par les Google/NSA/et tous leurs potes ! Les gens qui ont des choses à cacher, dans ce grand déballage d’ego-selfie, de cul-numérisé et autres vidéo-dérapages, j’appelle ça juste des gens raffinés et pudiques. Mon petit jardin secret est le seul territoire où ni Monsanto ni les sénateurs de mon pays ne m’interdiront de ressemer mes récoltes. Bravo pour cette résistance à cette rhétorique perverse. Mais en ce moment, plus c’est gros…
Merci Stéphane. Oui, voudrait-on nous faire prendre comme « normales » certaines choses qui ne le sont pas tant que ça ? Je me méfie de plus en plus de ce mot rarement utilisé à bon escient. Je ne cesse en ce moment de penser à la citation du philosophe Alain que j’avais d’ailleurs mise en ligne : »Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l’obéissance, il assure l’ordre : par la résistance, il assure la liberté. » Le temps de la désobéissance civile est-il venu ?