
Il faut bien le dire : nous avons déjà du mal à savoir qui parle exactement quand nous disons « je », alors cerner précisément ce que nous entendons par « nous »… Encore une perplexité quotidiennement escamotée, mais qui n’a pas échappé au philosophe Roger-Pol Droit. Son dernier ouvrage « Qu’est-ce qui nous unit ? » fait écho à l’ambiance de plus en plus électrique qui nous entoure : retour de la barbarie intégriste au plus près de nous, antienne du « vivre ensemble » devenue ridicule, clivages de plus en plus marqués dans une crise interminable qui prend des allures de tournant de civilisation digne de la Renaissance… Alors, décidément, derrière ce qui semble aller de soi, rien ne va plus…
Avec « Qu’est-ce qui nous unit ? », Roger-Pol Droit nous propose une enquête philosophique à la rencontre des différents « nous » : le « nous » primordial de la famille bâti sur l’interdit universel de l’inceste, le « nous » de la langue qui sert de creuset mental dès la naissance, le « nous » du pays qui fraie avec bien des confusions (sur l’identité notamment), le « nous » du citoyen, travaillé par ses pulsions contradictoires entre solidarité et égoïsme… jusqu’au « nous » élargi des « vivants », prêt à atténuer notre spécificité humaine pour redonner tous ses droits à l’animal. Ce parcours centrifuge, du cocon vers le planétaire, est éclairant : il nous montre à quel point ce « nous » est aussi fluctuant que le « je », en perpétuelle recomposition au fil de nos échanges, influences et affinités. En prendre conscience lors de nos prochaines prises de position, c’est déjà tenter d’échapper aux sectarismes qui figent notre pensée critique. Car, quand je dis « nous », non seulement je parle en fait de liens qui évoluent en permanence, mais de surcroît, je ne reprécise jamais qui j’englobe exactement dans ce « nous ». Au lieu d’être un groupe bien défini, le « nous » est un amas d’électrons plus ou moins libres… et c’est le début des malentendus.
J’ai dit « malentendus » ? Oui, puisqu’au cœur de tout cela se trouve le langage. Une fois qu’on a gratté pour découvrir ce qui nous rend spécifiquement humain et distinct de l’animal, on trouve une pépite : notre capacité à parler pour articuler une pensée. Parler pour grandir, parler pour dire notre affection, parler pour échanger des biens ou des idées, parler pour influencer, parler pour dire la colère… Comme le rappelle Roger-Pol Droit, nous sommes des « corps parlants », enfermés dans un corps de mammifère mais projetés en permanence vers l’extérieur, vers des projets et vers nos semblables pour briser notre solitude. Et bien sûr, quand on discute entre « nous », les divisions sont aussi nombreuses que les accords. La question urgente que pose Roger-Pol Droit trouve aussi son écho dans ce qui agite depuis un certain temps la communauté européenne. Qu’est-ce qui nous unit, nous Européens ? Au-delà de la construction d’un grand marché pour des raisons économiques et financières, quel est le projet de société d’une Europe qui peine piteusement à dire « nous » en cas de malheur. Dans une famille, les coups durs sont censés rapprocher autant que les grandes fêtes… à moins que nous ne soyons encore en train d’idéaliser un « nous » parmi d’autres.
Dans un monde paradoxal, de plus en plus connecté mais de plus en plus atomisé, Roger-Pol Droit signe un livre lucide qui refuse autant la simplicité des beaux discours sur la fraternité solidaire… que la désespérance devant tant de conflits non résolus. Décidément, il ne se satisfait pas des certitudes ancrées et de la bonne conscience de surface. Il préfère dénouer les complexités et c’est une chance pour « nous », ses lecteurs.
Rebonds…
>Le site de l’auteur Roger-Pol Droit avec toute la revue de presse sur le livre, ses chroniques dans Le Monde ou Les Echos
>Une interview éclairante face au contexte dramatique de l’afflux de réfugiés syriens
Et je pose la question : qu’est-ce qui fait que l’Homme est devenu Homme ? Le « Nous » ou le « Je » ? Je savons pas…