
Pauvre Marcel Proust ! Une œuvre immense comme une forêt… et néanmoins cachée par une petite pâtisserie : la madeleine. Car, oui, on ne va pas se mentir : les personnes qui ont vraiment lu « la Recherche » sont bien moins nombreuses que celles qui aiment faire référence à la Madeleine de Proust qu’on trempe dans le thé, comme un sésame de la mémoire émotionnelle. Peu de gâteaux ont d’ailleurs un pedigree aussi classieux et cultivé. À l’instar de la tarte Tatin, la fameuse Madeleine devrait son origine à la faveur d’un déboire en cuisine : elle aurait été créée en Lorraine, au milieu du 18e siècle, à Commercy. Suite à l’abandon des cuisines par le pâtissier lors d’un diner officiel, une certaine Madeleine Paulmier joua les pompiers et servit le gâteau qui nous occupe au prince régent de Lorraine, le duc Lesczynski.
Imaginez la postérité de Madeleine qui, depuis lors, se fait tremper gentiment dans le thé, qui vadrouille dans les cartables… après être entrée au Panthéon de la littérature sous la plume d’un dandy souffreteux, ce cher Marcel. Quel parcours… Sur LinkedIn, c’est « expert absolu ».
Morceau de bravoure à la gloire de la pâtisserie et de la littérature, la Madeleine continue à titiller les talents créatifs. En voici pour preuve, une boutique pas comme les autres qui décline le plaisir de la Madeleine avec de nouvelles recettes, sucrées mais aussi salées : Mesdemoiselles Madeleines…
La réussite totale a été au rendez-vous pour le macaron : pourquoi pas une nouvelle folie gastronomique autour de la madeleine ? Rue des Martyrs, au 37, la coquine coquille a donc son écrin, dans un quartier de Paris à la pointe de la hype, où peuvent potentiellement se croiser les hipsters lookés et les grands-mères nées dans le quartier, les fashionistas qui s’y croient et les travailleuses de Pigalle. J’y ai goûté 4 recettes seulement sur les 23 en proposition. Une torture que ce choix préalable, mais il fut fait. Voici les 4 élues, de gauche à droite sur la photo :
– Blanche, au zeste de citron,
– Apolline, coque au zeste de pamplemousse et son cœur à la pâte de pistache de Sicile,
– Romance, coque à la noisette du Piémont, cœur à la compotée de mandarine et dôme crémeux noisette et gelée de mandarine,
– Renée, coque à la tapenade maison d’olives noires et garniture de carottes fraîches au cumin.
Ma préférence à moi est allée à Apolline et à son alliance pamplemousse/pistache. C’est sûr : la petite cuisinière Madeleine n’en serait pas revenue. Bien sûr, Marcel pourrait tiquer, car aucun de ses personnages ne porte apparemment le prénom Apolline. Il sonne pourtant comme une sœur jumelle d’Albertine disparue… Apolline retrouvée, peut-être ?
Vous aussi, si la recherche gustative vous mène jusque chez Mesdemoiselles Madeleines, vous aurez l’embarras du choix. En revanche, sachez-le : les madeleines novatrices de la rue des Martyrs ont néanmoins un petit goût de paradoxe : leurs recettes, inédites par définition, ne pourront pas vous rappeler un souvenir d’enfance ! Il ne vous restera plus qu’à vous faire de nouveaux souvenirs, à rattacher ensuite à ces nouvelles recettes. Marcel va sûrement être un peu chafouin de ce bouleversement psycho-temporel autour de sa chère Madeleine. On te le concède : tout fout le camp, Marcel.
REBONDS…
- Pour rencontrer ces Mesdemoiselles Madeleine, croquez ici
- Un site qui recense les personnages de « La Recherche », feuilletez là…
- D’autres pâtisseries « mono-gâteau », foncez par ici
Épilogue littéraire du billet pâtissier :
Mais au fait, que dit vraiment Marcel Proust et pourquoi l’histoire littéraire s’y est tant attachée ? Pour lui rendre hommage, il me paraît indispensable de citer ici, quelques paragraphes clés du passage de la madeleine. La dernière phrase est juste sublime…
« Et bientôt machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillère du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de la cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. […] Certes, ce qui palpite au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. […] Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant, je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit ? […]
Et tout d’in coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […], quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé […]
Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Heureux de partager cette découverte et ton sentiment gustatif, si joliment évoqué 😉 Et un grand merci pour ce savoureux rappel Proustien !
Merci Cédric. A l’heure où l’on cherche à mieux savoir ce qu’on mange exactement, on peut donc remonter encore plus loin…dans la bibliothèque, à la recherche du temps perdu. La prochaine fois, on tente les choux juste en face 😉
Prochaine boutique à Cabourg ? Ça serait une bonne idée, non ?
Un « corner » au Grand Hôtel serait du plus pur chic… à bon pâtissier, salut !
Je fais le voeu que tous les mangeurs de madeleines goûtent un jour du Marcel Proust.
Ouh la la… c’est pas un peu trop élitiste comme objectif pédagogique ? Faites gaffe quand même 😉