
Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je dis parfois « Je fais de mon mieux. »… mais je finis toujours par confier la vérité : je suis « créatif publicitaire ». Pour les interlocuteurs les plus éloignés de ce domaine d’activité, la question surgit rapidement : « Mais vous faites comment pour avoir des idées et être créatif tout le temps, pour ne pas sécher ? » J’explique que, comme pour beaucoup de choses, on fait travailler un muscle de plus en plus entraîné… et on ne s’autorise pas à ne pas trouver. « Pouvons-nous tous être créatifs ? » Bizarrement, je crois que je ne m’étais jamais vraiment posé la question en ces termes. Le philosophe Charles Pépin l’a mise au programme de son cycle Lundi Philo, ce lundi 9 mai de l’an de grâce 2016, au cinéma MK2 Odéon, devant une salle aussi comble que remplie de questions… Vous pensez bien que j’y étais.
Dans le programme de l’année, cette séance Lundi Philo de Charles Pépin était coincée entre le lundi « Pourquoi les chansons tristes nous font-elles tant de bien ? » et le lundi « Qu’est-ce que bien se comporter ? ». Une coïncidence non dénuée de sens ? Entre la mélancolie existentielle et le comportement moralement juste, il y a effectivement cet espace épanouissant et joyeux de la créativité. Ce plaisir de la créativité nous envoie sûrement un signal : c’est le signe que nous atteignons notre finalité, comme l’affirmait Aristote ! Cher Aristote, je te rejoins et je peux en attester personnellement : on n’est jamais autant soi que dans ces moments d’oubli joyeux et de fluidité du « faire » qui nous fait utiliser nos talents, si modestes soient-ils.
Mais, Charles Pépin nous a confié qu’il a réalisé après-coup le double sens de son intitulé « Pouvons-nous tous être créatifs ? »… Derrière cette sympathique question un peu « développement personnel » peut se cacher une question d’ordre politique ! Cela nous demande bien sûr comment chacun peut développer sa créativité et si chacun a en lui des capacités créatives. Cela peut aussi questionner la viabilité d’une société où chacun voudrait constamment changer les règles qui marchent en sortant à tout bout de champs des sentiers battus. Est-ce jouable dans un fonctionnement social qui réclame fluidité, soumission, fiabilité… et de bons petits soldats qui se contentent d’appliquer ? C’est bien ce que Freud avait déjà expliqué dans « Malaise dans la Civilisation » : ce qui est bon pour l’individu n’est pas forcément bon pour la société. On est là au cœur d’un sujet encore très contemporain : l’équilibre incertain entre l’individualisme glorifié et l’intérêt général bien géré. En fait, la survalorisation de la créativité individuelle est assez récente à l’échelle de l’humanité. Ce n’est qu’avec le Romantisme que la singularité artistique est véritablement valorisée.
Le temps a passé, l’individualisme est roi… et nous vivons désormais au cœur d’une injonction paradoxale : le décalage entre la pression de la norme sociale, restée facteur de cohésion, et celle qui nous invite pourtant à nous singulariser pour « devenir ce que nous sommes ». Certains concepts publicitaires récents reprennent d’ailleurs allègrement la sommation nietzschéenne…
Inventer sa voie, se mettre en avant de façon singulière, ce n’est pas pour autant le kif de tout le monde. Obéir à la norme routinière apporte aussi du confort. Pour Charles Pépin, ceux qui se déclarent d’emblée « non créatifs » utilisent une sorte de mauvaise foi sartrienne pour ne pas avoir à assumer des choix trop personnels. Grâce à Freud, on a aussi beaucoup expliqué la richesse créative de certains (et notamment des grands artistes) par le refoulement des pulsions qui vont pouvoir être sublimées puis s’exprimer dans l’activité créative. Pour être créatif, il faudrait donc avoir quelque chose qui cloche à sublimer. Pour Freud, il y aurait deux conditions essentielles à la créativité : le refoulement et la capacité de sublimation. À défaut de psychanalyse, je peux donc vous livrer 6 conseils pour stimuler votre libido créative, évoqués lors de ce Lundi Philo…
SE MÉFIER DU BONHEUR
Le créatif n’est pas un béat. Arrêtez de vouloir être trop heureux (ou trop peureux ?), c’est épuisant et ça tue l’inspiration. Vos problèmes valent de l’or, car vous pouvez les recycler et les sublimer dans des activités créatives. C’est très freudien. C’est très « développement durable » aussi finalement.
NE PAS METTRE LA BARRE TROP HAUT
Commencer la peinture en prenant Picasso comme référence, c’est bloquant. Qui va piano, va sano. Cela va bien sûr à l’encontre de l’idée communément ressassée que pour sauter 1 m 20, il faudrait viser 2 m. Ne visez pas le Génie qui ouvre carrément un champ nouveau. La créativité est d’abord humilité et plaisir de se lancer.
ABUSER DE LA CURIOSITÉ
Les créatifs sont des éponges à l’affût de tout… ça ne vient pas de l’intérieur. Il s’agit de s’entrainer à voir AUTREMENT, créer des ponts inédits entre des domaines, stimuler les associations d’idées, faire un pas de côté. C’est bien sûr, en communication, le rôle de la disruption, vocable lancé par le publicitaire Jean-Marie Dru. Mais, c’est la voie de la créativité dans tous les domaines, y compris en cuisine, où l’association inédite de saveurs, l’absence d’un ingrédient, la nécessité d’associer des restes peut être à l’origine d’une nouvelle recette.
SE DÉSOLIDARISER DES CRITÈRES DE GOÛT
Kant avait déjà bien distingué deux types de jugement : le jugement déterminé par la référence à une norme et le jugement de goût. Charles Pépin nous le rappelle : le snob est l’anti-créatif par excellence, puisque son univers tourne autour de l’obéissance à des critères de bon goût préétablis. La posture créative s’en fiche : le début de la créativité, c’est de juger par soi-même et non selon des références sociales.
ÊTRE DANS L’ACTION
Comme nous y invitent les phénoménologues Husserl ou Merleau-Ponty, il faut arrêter d’être extérieur à ce qui se produit dans l’acte créatif, cesser de se poser la question du fonctionnement de la créativité pour qu’elle advienne. Sans se prendre pour le mystique en phase avec le Grand Tout, il faut se lancer, arrêter de se regarder le nombril et « respirer à travers le monde ». Inconscient, culture, affects… tout se mêle alors pour produire de l’inédit. Le philosophe Alain le dit aussi : « Le secret de l’action, c’est de commencer. »
S’OFFRIR DES RITES
La créativité est un muscle qui a besoin d’exercice. Dans le rite qui lui est dédié à jour ou heure fixe, il trouve ses deux piliers paradoxaux : un moment pour lâcher prise et faire le vide qui va libérer des forces fécondes, une contrainte qui canalise cette énergie.
Avec cette boîte à outils, vous êtes paré pour vous mettre en condition… Et sachez qu’entre ce qu’on nomme la « création publicitaire » et votre envie de customiser de vieux meubles, il n’y a peut-être qu’une différence de finalité. La communication publicitaire a besoin de la créativité pour sans cesse rafraîchir son discours, créer de l’étonnement là où il y a routine consumériste et donner de la singularité à des produits qui pourraient vite trop se ressembler…
REBONDS
- Le programme du cycle Lundi Philo de Charles Pépin
- La disruption, par Nicolas Bordas, un homme de communication qui aime philosopher le dimanche : son billet sur le sujet, avec du Nietzsche dedans !
- La singularité, au coeur de la création de contenu culturel pour les marques. Interview de créatifs de l’agence 72andSunny par Philippe Nassif, sur le site L’ADN.
Bon c’est décidé, à partir d’aujourd’hui je deviens créatif. Je vais suivre les 6 fameux conseils que je vais encadrer au dessus de ma table à dessin.
Bon ça fiche un peu la pression quant à l’efficacité scientifique de ces 6 préceptes…mais je ne suis pas sûre que l’illustrateur Clod en ait un cruel besoin ;-))
Dieu était publicitaire?
Ah non, puisqu il n existerait pas.
Créa tif: Non Dieu, mais le coiffeur?
:-() La mode capillaire est capricieuse… mais au niveau de la maîtrise des réseaux sociaux, on peut dire que si Dieu n’est pas publicitaire, c’est tout de même un community-manager hors-pair !
Passionnant. Si on se dit qu’être créatif c’est aussi une manière de dépasser le stade de l’insatisfaction chronique en forçant à envisager une porte de sortie à une situation que l’on juge bloquée (qui parfois revient à rentrer dans le rang), alors la créativité devrait être enseignée à l’école.
Merci Véronique. Non seulement, la créativité est indispensable pour inventer des solutions, mais en plus elle guérit de l’ennui existentiel 😉 Je ne sais pas dans quelle mesure, celle-ci peut être enseignée à l’école. Je crois qu’il y a surtout beaucoup à faire pour développer l’esprit critique de nos enfants et étudiants du XXIè S. (tout comme la philo le fait), mais c’est sans doute lié. Interroger les sources, recouper les informations, s’interroger sur les intentions du locuteur, c’est finalement une posture jumelle de celle qui consiste à sortir des sentiers battus, à réfléchir « out of the box » comme on dit.