Regardez bien cette affiche signée Orange… On dirait qu’avec la 12G et l’Ultra Wi-Fi, vous pourriez avoir votre résidence secondaire dans tous les Hilton de la Terre. Une fois les frontières abolies et les vilains États leveurs d’impôts démantelés, vous pourriez devenir le nomade libre d’aller et venir sur la planète geek. Plus de racines, plus de vie privée, plus de CDI…. Un vrai « citoyen » du monde. Le problème, c’est qu’au moment où cette affiche m’a tapé dans l’œil, j’étais aussi en pleine lecture du livre « L’Homme Nu » de Marc Dugain et Christophe Labbé, et forcément, je l’ai vue autrement ma jolie affiche…
Remise à niveau pour techno-bisounours…
Attention, soyons clairs : ce livre ne vous aidera pas à trouver votre nouvel appart : il vous donnerait plutôt envie de changer de planète. Il y est également question de la puissance de nos réseaux, mais avec un sous-titre beaucoup moins idyllique : « La dictature invisible du numérique ». En le refermant, je me suis dit que le malheur, dans tout cela, c’était que les personnes qui auraient le plus besoin de s’y frotter préféreraient rester dans l’angélisme technophile et ne pas le lire. Un CGTiste n’ouvre pas facilement Le Figaro. Un Pierre Gattaz ne va pas écouter aux portes chez NuitDebout. Notre paresse intellectuelle fait que nous prêtons avant tout attention à ce qui nous maintient dans nos croyances.
Donc, effectivement, si vous ne voyez vraiment pas où est le problème du quasi-monopole de Google… Si pour vous, la vie a commencé lorsque vous avez eu un smartphone Apple. Si Facebook est votre meilleur ami et que, de toute façon, « vous n’avez rien à cacher ». Si vous commandez tout chez Amazon parce que c’est trop pratique. Bref, si ces quatre gentils GAFA, comme on les appelle sont vos modèles dans la vie, alors forcément, vous aurez envie de lire autre chose que « L’Homme Nu » et c’est là où, une fois de plus, la vie est mal faite. Parce que « L’Homme Nu », tout en restant un essai, est aussi le thriller politico-économique dont vous êtes le héros…
Dès l’introduction, le ton est donné et le titre explicité : « Cette révolution numérique (…) ne se contente pas de modeler notre mode de vie vers plus d’information, plus de vitesse de connexion, elle nous dirige vers un état de docilité, de servitude volontaire, de transparence, dont le résultat final est la disparation de la vie privée et un renoncement irréversible à notre liberté. (…) Le fascisme et le communisme ont brisé des millions d’êtres humains, mais ils ne sont pas parvenus à les transformer, à les rendre transparents. L’homme nu est dans les fers sans souffrance immédiate. Avant la fin de ce siècle, il sera entièrement dépendant, intellectuellement et financièrement, de ce système qui va progressivement définir les termes de l’échange entre une vie allongée, moins d’insécurité physique et matérielle, et tout simplement la liberté. »
Big Brother, vous êtes sûr ?
Pour pointer du doigt la surveillance généralisée de nos réseaux actuels, on nous a beaucoup ressorti le fameux Big Brother, qui espionne tout et tout le temps dans la dystopie 1984 de George Orwell. C’est oublié que George Orwell décrit un monde en proie à un totalitarisme « classiquement » coercitif. Il n’a pas imaginé que la NSA puisse disposer tranquillement et sans exercer de contrainte, de plus d’informations sur les citoyens allemands que la Stasi du temps de la RDA. Trop fort.
Pour les auteurs de « L’Homme Nu », Marc Dugain et Christophe Labbé, le monde qui vient s’apparenterait plutôt à la dictature douce d’une Big Mother qui devance tous nos désirs grâce aux données personnelles que nous laissons de notre plein gré sur la Toile et qui nous connaît mieux que nous ne nous connaîtrons jamais, en devinant nos pensées, en nous présentant de nouveaux amis, en nous disant quoi lire et quoi acheter, en dirigeant avec persuasion tous les aspects de notre vie… pour notre plus grand bien.
Effets secondaires numérico-dérangeants
Derrière la cool attitude des pionniers du numérique transparaît la volonté d’en finir avec la démocratie devenue encombrante… au profit d’une autorégulation purement individualiste. Une nouvelle idéologie qui irrigue peu à peu notre vie quotidienne sans soulever les débats nécessaires… alors qu’elle nous donnerait l’occasion d’en mener bien d’autres.
Piège de la gratuité, arnaque de la transparence totale confondue avec l’honnêteté et dictature cool des libertariens milliardaires. Folie prométhéenne des transhumanistes, normalisation disciplinaire de la santé connectée et autocensure idéale liée au poids de l’e-réputation. Danger d’isolement par les réalités virtuelles, culte de l’instantané et « remplissage » sensationnel du temps libre au détriment de l’esprit critique. Le monde à venir que décrivent Marc Dugain et Christophe Labbé fait froid dans le dos, mais leur livre ressemble à un sursaut d’humanisme plutôt sain… malgré l’absence d’une lueur d’espoir dans le dernier paragraphe.
Les techno-sceptiques lèvent le doigt.
Aujourd’hui, après la phase de l’émerveillement, des penseurs, des sociologues, des philosophes, s’interrogent sur l’impact à long terme pour l’humanité de cette nouvelle « révolution industrielle sans croissance » (comme l’appelle l’économiste Daniel Cohen). Nos élites politiques dépassées par la révolution technologique des 15 dernières années n’envisagent le numérique que comme une possible solution à la croissance en panne et au chômage endémique… et passent à côté de tout le reste. Nos enfants ne s’interrogent pas sur les travers d’outils qui les ont vu naître. Finalement, les quadras qui peuvent passer de l’émerveillement technologique à la lucidité sociologique représentent peut-être la dernière génération à pouvoir soulever le tapis sous lequel on planque les démons…
Alors ce nouvel appart ? Vous le prenez ou vous avez un problème avec le vis-à-vis et la domotique ?
REBONDS
L’interview d’Evgeny Morozov, auteur de « Pour tout résoudre, cliquez ici. »
Facebook n’oserait quand même pas écouter dans le micro ?
L’intelligence artificielle aura-t-elle notre peau ?
Et les auteurs qui ne se sont pas couchés… :
Bonne chronique!
Le syntagme »gentils gafas » n est pas une gaffe, mais un oxymore!
Merci Emmanuel…et merci aussi d’avoir souligné cet abus de gentillesse de ma part : je reconnais là votre acuité de gentilhomme ! J’ai encore des progrès à faire grâce à votre cahier d’exercices 😉
Viva la Libertad ! Je ressors ma vieille Underwood !!
Attention Che Guevara : toute disparition des radars numériques peut paraître suspecte aux services secrets…😈
Lu et chroniqué récemment également. Je me permets un lien pour compléter la conversation : http://maisouvaleweb.fr/lhomme-nu-la-dictature-invisible-du-numerique-marc-dugain-et-christophe-labbe-chronique/
Avis en demi-teinte pour moi, en bon techno-sceptique, je n’ai pas appris grand chose, et j’ai surtout trouvé le bouquin alarmiste, assez pauvre conceptuellement et extrêmement mal référencé… Bon, le combat est noble, mais je pense que dans le genre, mieux vaut passer directement à d’autres lectures bien plus riches (citées dans mon article, elles ont fait l’objet d’auters chroniques)
J’ai du mal à comparer Marc Dugain et Christophe Labbé à Sadin ou Morozov que j’ai lu également. Je crois que le mérite des auteurs de L’HOMME NU est de pouvoir toucher un plus large public, moins d’ores et déjà acquis à la cause « techno-sceptique ». Ce qui compte, c’est justement que des personnes d’horizons différents lancent la réflexion auprès de publics différents. Concernant le manque de références précises et le propos alarmiste sans lueur dynamisante à la fin, je suis d’accord. Je vais de ce pas lire votre chronique… A bientôt sur les terres du VTP.