Quand la parole détruit

Voici une chronique/critique du livre de Monique Atlan, journaliste, et Roger-Pol Droit philosophe, paru aux Éditions de l'Observatoire : Quand la parole détruit.

Blablabla, Retweet et Fermela Jairaison sont sur un sacré paquebot à l’heure où je vous parle. Trois figures mythiques qui se prennent le bec en permanence sans s’apercevoir qu’ils foncent sur un iceberg qui fera sombrer le débat démocratique ?

Le brouhaha prend le pas sur le débat

Avons-nous bien mesuré les bouleversements qui touchent la parole depuis une quinzaine d’années ? Pas la parole qui se donne en tant que promesse, mais la parole qui nous inonde et fait boule de neige sur les réseaux sociaux, les chaînes d’information et les sites internet. On salue une ouverture mondialisée de la parole qui peut informer, souder des communautés, libérer des expressions auparavant inaudibles. On subit aussi une inflation de prises de parole qui condamnent en 30 secondes, qui s’indignent sans creuser, qui relaient des fausses informations pour se croire au-dessus du lot, qui harcèlent anonymement ou appellent à la haine sans limite.

Tu es responsable de ta langue et de ton clavier

Dans leur nouveau livre Quand la parole détruit (Éditions de l’Observatoire), Monique Atlan et Roger-Pol Droit font le point et lancent l’alerte. Après une analyse historique et philosophique de l’usage de la parole qui est le propre de l’humain, ils dissèquent les effets pervers d’une chambre d’écho sans précédent. Si la parole peut être aussi salvatrice que toxique, la caisse de résonance des réseaux pose de plus en plus la question éthique de la responsabilité de l’émetteur. L’impunité de l’anonymat est-elle encore tenable à l’heure des fake news qui fusent ? Le langage « naturel » accordé aux intelligences artificielles nous fera-t-il basculer dans une servitude insidieuse et à peine entrevue ? Comment tenter de reprendre en main l’usage de la parole, le seul super-pouvoir de l’humanité, largement sous-estimé ? Dans Quand la parole détruit, Monique Atlan et Roger-Pol Droit lancent des pistes de réflexion avec un plaidoyer salutaire pour un nouveau « parler humain » qui mesure vraiment le poids des mots. Il est notamment essentiel de remettre en avant la responsabilité individuelle de nos prises de parole, après des décennies de doctrines qui tendent à la relativiser en convoquant les déterminismes sociaux ou psychologiques. Face à l’instantané accéléré, il parait aussi urgent de « tourner sept fois ses doigts au-dessus du clavier », de sortir de notre cocon numérique pour bien se rappeler que cette parole publique est toujours envers, par et pour les autres.

Langage naturel ou parole artificielle ?

À l’heure où je vous parle, un robot conversationnel nommé ChatGPT alimente les débats, en opposant les technobéats sérieusement bluffés et les horrifiés qui voient se concrétiser un peu plus les dérives annoncées. Ce nouvel outil pourrait inonder l’espace public de textes générés automatiquement dans une boîte noire dont on connaît mal les sources. Est-ce une pièce de plus dans le juke-box du chaos ou la goutte d’eau qui remettra à la une la question de la responsabilité de la parole ? Tout comme moi, vous donnez peut-être votre langue au chat.

Alors, avant de vous quitter, j’aimerais laisser la parole aux auteurs :

« Parler l’humain, c’est avant tout avoir le sentiment que les paroles importent, les nôtres comme celles des autres, qu’elles ont toutes un poids et des effets. Quiconque garde cette évidence à l’esprit ne parle plus de la même manière (…) En se souvenant que chaque parole change le monde, même de manière infime, chaque parleur agit autrement. »

REBONDS

👉 Toutes les infos sur le livre sont à retrouver sur le site de Roger-Pol Droit

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Un philosophe à l’hôpital ?

Un philosophe à l’hôpital Livre de Guillaume Durand Flammarion

Attention, derrière ce titre un peu à double-sens, ne se cache pas un philosophe souffrant, mais plutôt une nouvelle mission. Il n’est donc rien arrivé de grave à son auteur-philosophe, Guillaume Durand. Dans les couloirs de l’hôpital, on sait tous que c’est la science qui a fait de notre espérance de vie ce qu’elle est aujourd’hui. Mais parfois, des choix de santé soulèvent des questions plus éthiques que médicales et Dame La Science se retire sur la pointe des pieds. Certains médecins peuvent alors faire appel à Guillaume Durand pour aider patients et familles à orienter leurs décisions. Guillaume Durand n’est pas un sage avec une longue barbe qui lit l’avenir, le bon et le bien dans les IRM. Que nenni. Il est maître de conférences en philosophie à Nantes, et spécialiste en éthique médicale et bioéthique. Pour être au cœur de ce dont il parle, il dirige aussi la consultation d’éthique clinique au Centre Hospitalier de Saint-Nazaire.

Un pas de côté pour nourrir la liberté de choix

Dans son livre Un philosophe à l’hôpital qui vient de paraître chez Flammarion, Guillaume Durand raconte à chaque chapitre un nouveau dilemme médical et comment il essaie de guider au mieux les patients pour trouver l’attitude qui fera sens pour eux et qui respectera leur liberté. Avec lui, nous croisons de futurs parents confrontés au handicap physique lourd du fœtus pouvant justifier une interruption médicale de grossesse, une jeune fille qui souhaite une ligature des trompes pour raison « écologique », une femme qui panique à la lecture de son décryptage ADN commandé en douce sur Internet ou un détenu diabétique qui refuse l’insulinothérapie pour ne pas paraître « faible » aux yeux des autres prisonniers… 13 histoires qui nuancent nos certitudes. 13 histoires sans pathos ni complaisance, mais qui nous confrontent aussi très concrètement à ces fameux enjeux bioéthiques très clivants de notre société.

A l’hôpital, moins de morale, plus d’éthique

Même si le livre ne foisonne pas de références aux grands philosophes, on y voit l’influence de penseurs à l’éthique minimaliste comme l’utilitariste John Stuart Mill ou le libéral Ruwen Ogien qui résumait sa morale par « Ne pas nuire aux autres, rien de plus. »

La force de la réflexion et du témoignage de Guillaume Durand dans Un philosophe à l’hôpital, c’est de montrer comment la philosophie gagne plus que jamais à s’intégrer à la vie de la cité et à se « cogner » au réel comme si Socrate s’invitait en consultation. La demande de réflexion philosophique grandit et la philosophie peut frayer avec bien des disciplines. Pour le plus grand bien des patients qui savent que soigner, c’est bien plus que prescrire le bon antalgique. La très médiatique Cynthia Fleury a déjà fait entrer la philosophie à l’hôpital. Gabrielle Halpern veut aussi montrer combien l’hybridation de la société va devenir nécessaire : une bonne façon d’associer les disciplines pour sortir des querelles de chapelles et affronter avec créativité la complexité de notre monde. On le sent : les « philosophes » descendent plus volontiers dans l’arène et passionnent de plus en plus de « non-philosophes ». Un principe actif qui ne peut avoir que des effets désirables.

Le sens des limites, un 7e sens ?

À l’heure des distances de sécurité et du couvre-feu, le nouveau livre de Monique Atlan et Roger-Pol Droit nous offre un voyage au pays des paradoxes. Sans bagages et depuis notre canapé. Alors que les limites sanitaires font la une, on part interroger la notion de limite pour mieux la mettre au service du progrès humain. Détendez-vous : Le sens des limites , aux Éditions de l’Observatoire, est un livre à lire à 80 km/h comme à 90 km/h. Peu importe.

Limites d’hier et illimité d’aujourd’hui ?

Le voyage dans le temps commence par les Grecs de l’antiquité pour qui l’art de la limitation était au service d’une vertu cardinale et glorieuse : la recherche du « juste milieu », un véritable sommet de la civilisation pour eux. Rien à voir effectivement avec le slogan de Mai 1968 « Il est interdit d’interdire » qui s’autodétruit contre le mur de l’absurdité. Entre les deux époques, une longue histoire de limites repoussées par la connaissance, la démocratisation et la révolution de l’individualisme, avant de déboucher dès la seconde moitié du XXe siècle sur une ligne idéologique vraiment trop cool : l’effacement de toutes les limites. Une fuite en avant portée ensuite par la mondialisation libérée des échanges, la révolution numérique ou de nouvelles frontières biotechnologiques joyeusement repoussées. Mais voilà, dépasser sans cesse les bornes sans jamais en interroger le bienfondé peut rencontrer ses limites.

Quand la transgression n’est plus qu’une posture qui tourne à vide, où va-t-on ? Quand la folie de l’illimité dans un monde physique limité rencontre la crise écologique, comment fait-on machine arrière ? Quand la tolérance sans débat rencontre des réactions aussi conservatrices que déboussolées au point de mettre en danger la démocratie, que dit-on ? Quand une pandémie relègue notre arrogance au placard et nous impose des limitations rendues insupportables par notre individualisme, que change-t-on pour l’après ? 

Un petit recadrage ?

Il parait que la création se nourrit aussi des contraintes ou que les enfants s’épanouissent mieux dans un cadre structurant. Il paraitrait même que les lois nous ont évité de nous entretuer sans fin. Toutes les limites ne sont donc pas bonnes à mettre aux orties ?  Effectivement, rien n’est simple dans le match entre homo illimitatus qui veut toujours dépasser les bornes et homo limitans qui ne se sent bien qu’avec des frontières inébranlables. Tout se gère une fois de plus dans l’art de la nuance agile et complexe. Comme le duo le démontre brillamment dans Le sens des limites, notre vie terrestre, notre perception et notre réflexion, sont de toute façon fondées sur d’indispensables limites pour cohabiter, séparer et concevoir.

La civilisation est l’art politique de s’imposer ses propres limites pour mieux vivre ensemble et dans la durée. Marque évidente du monde adulte qui s’empêche pour son bien, la limite est à réinventer sans cesse, en dépassant la simple vision manichéenne du type : « limite = fardeau liberticide » vs « sans limite = progrès ultime ». En fait, il existe des limites inutiles à combattre, d’autres à assouplir, d’autres à instaurer, etc. Et c’est là où les sacrés défis de notre époque nous apportent chaque jour des travaux pratiques sur ce sens des limites, qui doit être aussi agile par rapport au réel que dénué de barrières idéologiques.

On espère que ce plaidoyer sera entendu le plus largement possible, car l’exploration profonde et nuancée du livre de Monique Atlan et Roger-Pol Droit est pour le coup à partager sans modération. Oui, je me suis dit que je pouvais me permettre cette pirouette finale puisque leur ouvrage se termine, à propos de la réinvention permanente des limites, par l’expression « À l’infini ».  

Quelques extraits (oui, tout à ses limites) juste ici

Vous avez dit « Pourquoi ? »… comme c’est étrange.

Philippe Huneman Pourquoi Editions AutrementAvis aux amateurs de polars qui adorent chercher le mobile : passez votre chemin. La quête du pourquoi de Philippe Huneman est un sport de combat au pays de la logique, de la philosophie et de la métaphysique. Avec  POURQUOI ? Une question pour découvrir le monde (Ed. Autrement), il s’adresse pour la première fois à un public non universitaire pour décortiquer ce qui se cache derrière le mot-clé de notre curiosité. Philosophe des sciences et directeur de recherche au CNRS, l’auteur propose une plongée intellectuelle qui reste exigeante pour nos neurones.

Et pourquoi « pourquoi » d’abord ? On croit connaître les mots anodins de notre quotidien et pourtant, la lecture de ce livre nous fait toucher un iceberg dont on feignait d’ignorer la partie immergée. On réalise même que la langue française nous embrouille quelque peu en employant le même mot interrogatif pour désigner trois notions pourtant différentes : la recherche de la cause (pourquoi suis-je tombé ?), du but (pourquoi veux-tu obtenir ce diplôme ?) et de la justification (pourquoi tuent-ils des innocents ?). Que de malentendus subtils mais possibles dans un seul mot… Observons aussi que notre langue a donné deux acceptions distinctes à « raison ». Cela nous oblige à admettre qu’avoir ses raisons… ne donne pas forcément raison ! Bref, on ne peut pas dire qu’on soit aidé et Philippe Huneman nous en fait la démonstration. Même si ma culture scientifique défaillante a été mise à rude épreuve par les passages de philosophie des sciences, on retire une vraie satisfaction de l’exploration que nous propose l’auteur. Ce n’est pas rien de d’intégrer la différence entre les causes déclenchantes et les causes structurantes ! Exemple : la cause déclenchante de la Première Guerre Mondiale (assassinat de l’archiduc François-Ferdinand) masque un peu trop les causes structurantes qui rendaient ce conflit dangereusement probable, indépendamment de l’assassinat… Il y a une vraie différence avec les causes mineures et contingentes qui ont pourtant fortement favorisé la défaite de Napoléon à Waterloo, qui n’était pas perdue d’avance sur le papier. Le travail de l’historien consiste justement en partie à faire la part des choses entre ces deux types de causes d’un événement.

Du hasard à la nécessité, il n’y a en fait qu’un pas dans l’interprétation et les complotistes adorent le franchir, présentant d’après Philippe Huneman, « d’intéressantes pathologies de la recherche raisonnable du pourquoi » ! Dans POURQUOI ? Une question pour découvrir le monde (Ed. Autrement), l’analyse de ce chapitre m’a beaucoup intéressée. Leur truc aux complotistes, c’est d’abord de refuser par principe tout hasard. Cela implique de rechercher systématiquement une explication à des éléments contingents sans liens entre eux, créant ainsi un biais cognitif redoutable, relatif au hasard et à la causalité. Dans la lignée de cette soif de cohérence, il faut aussi que l’impact psychologique de la cause de l’événement soit forcément proportionnel à celui de l’effet : deux tours percutées à Manhattan par un avion, c’est énorme… et il faut donc que ce qu’il y a derrière soit bien plus colossal qu’une « simple » attaque terroriste.

Cela répond aussi à l’éternelle envie de narration de la nature humaine : notre esprit adore transformer des circonstances fortuites en événements inexorables qui portent bien sûr la marque du fameux destin. L’infini discours sur l’Amour en est alors l’illustration la plus glamour. Incapables d’identifier avec une rigueur scientifique absolue les causes exactes de l’attirance entre deux êtres, nous renversons la situation : transformer la contingence radicale qui nous effraie en une suprême nécessité. Une idée de l’amour qui alimente autant les scénarios de films que notre histoire personnelle pour consolider notre relation amoureuse. N’est-ce pas, dans le domaine de l’amitié, le sens même de la phrase de Montaigne à propos de La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi » ?

Au final bien sûr, après avoir croisé Leibniz, Kant, Hume et bien d’autres, l’auteur de POURQUOI ? Une question pour découvrir le monde (Ed. Autrement) nous emmène aussi du côté de la métaphysique. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi suis-je moi ? Face à des questions étourdissantes, l’être humain bricole son système de réponses au fil des âges et en fonction des convictions. Là aussi, une fois de plus, l’envie d’y voir des intentions (le sens de la vie, un agent divin… ) prend vite le pas sur la recherche raisonnable de causes. Comme si finalement, il restait toujours en nous un peu de cet enfant qui imaginait que tout phénomène avait une raison simple et accessible… avant d’inonder ses parents de questions qui commencent par pourquoi !

Voltaire contre Rousseau… et vice versa

Roger-Pol Droit Monsieur, je ne vous aime point Voltaire RousseauSi vous avez adoré les Lumières, c’est peut-être la faute à Voltaire. Si vous avez pensé que la nature, c’est vraiment trop beau, c’est sans doute la faute à Rousseau. Quoi qu’il en soit, ces deux-là ont marqué à jamais les lettres et la pensée politique, votre bac de français et votre découverte de la philo en terminale. Irréconciliables en leur temps, mais rapprochés pour toujours au Panthéon, ces deux-là méritaient-ils d’être amis ? C’est l’histoire de cette rencontre manquée que nous raconte avec brio le philosophe Roger-Pol Droit dans Monsieur, je ne vous aime point (Ed. Albin Michel). Mettez votre perruque poudrée, on selle les chevaux…

Un roman philosophique, s’il vous plaît

Après nombre d’essais philosophiques aussi accessibles que passionnants, Roger-Pol Droit teste la double-biographie romancée à perspectives philosophiques. Un coup d’essai ? Non, un coup de roman et un coup de maître. Nous voilà embarqués dans l’intimité d’un XVIIIe siècle qui hésite entre un Dieu roi et la Raison reine. Roger-Pol Droit alterne les chapitres « Voltaire » et « Rousseau » pour nous expliquer comment le Jean-Jacques qui admirait Voltaire va devenir son pire ennemi. Au fil de l’aventure politique et intellectuelle de Voltaire et Rousseau, nous découvrons leurs tempéraments opposés et les écarts moraux que ces deux monstres sacrés peuvent faire entre ce qu’ils écrivent et ce qu’ils vivent. Dans Monsieur, je ne vous aime point, nous voici ballotés de moments de gloire en exils forcés (vers Genève, vers la Prusse) et de protecteurs (Frédéric II de Prusse pour Voltaire, David Hume pour Rousseau) en protectrices (Madame de Varens, dite « Maman » pour Rousseau, Madame du Châtelet pour Voltaire, et d’autres encore). Nous sommes également éclairés sur les péripéties personnelles qui ont pu interagir avec leur philosophie, aux côtés des encyclopédistes Diderot et d’Alembert.

Nous voici mis dans la confidence des failles et faiblesses de Rousseau et de Voltaire, de leurs maladies intimes comme de leur sexualité, de leurs compromissions comme de leurs élans de bravoure… et l’admiration côtoie vite l’inquiétude apitoyée : c’est la force de l’exercice romanesque. Même s’il m’est arrivé de me demander ce qu’il fallait considérer comme « romanesque » et ce qui restait très fidèlement historique, on peut faire confiance à la probité de Roger-Pol Droit pour ne jamais trahir ses « personnages ». Lire la suite « Voltaire contre Rousseau… et vice versa »

« Que faire des cons ? » Vaste programme…

Que faire des cons ? Maxime Rovere Flammarion« Que faire des cons ? » Un bien joli titre choisi pour son nouveau livre par Maxime Rovere, spécialiste de Spinoza… et très habilement sous-titré « pour ne pas en rester un soi-même. » Point de guide pratique en 10 leçons pour en finir avec le tonneau des Danaïdes de la connerie humaine. Le propos est bien moins démagogue et le voyage intellectuel qui nous attend bien plus vertigineux et déroutant, car manifestement, avec les cons, nous nous trompons souvent de diagnostic et de stratégie…

Emportés par la foule chute ?

L’idée du sujet a été donnée à l’auteur par une colocation difficile… mais nous n’en saurons pas beaucoup plus. N’y tenant plus, cherchant la catharsis, Maxime Rovere a manifestement choisi d’affronter le problème en brave philosophe. Il s’est alors vite aperçu que le sujet avait été très peu traité dans sa discipline. De peur de quitter les hautes sphères de la réflexion conceptuelle ? Peut-être… Un des constats majeurs de Maxime Rovere dans « Que faire des cons ? », c’est que la connerie a le don de nous faire perdre notre capacité à réfléchir. La colère et le mépris qui nous saisissent face à elle rendent impossible toute contre-attaque « efficace ». Les cons et les connes ont un vrai don pour nous entraîner dans leur chute. Chute évidemment, car nous nous sentons toujours supérieurs à eux. Une « supériorité » tout en paradoxes, puisqu’il n’est pas rare que nous soulignions plutôt sans le savoir notre impuissance : en convoquant une morale surplombante (est-elle au moins partagée ?) ou en appelant à une loi protectrice (comme si l’État pouvait se substituer à chaque citoyen face à chaque con fini).

La connerie défie l’intelligence

La grande force de l’approche de Maxime Rovere, c’est de nous faire réaliser qu’il y a Lire la suite « « Que faire des cons ? » Vaste programme… »

Et si Platon revenait…

Et si Platon revenait Roger-Pol Droit

Après l’avoir croisé en classe de Terminale, nous avons à nouveau rendez-vous avec ce cher Platon dans une galerie d’art contemporain, au Mc Do ou au mémorial de la Shoah. C’est le philosophe Roger-Pol Droit qui nous le présente : ils se sont recroisés à la COP21 après avoir échangé sur Facebook. Avec « Et si Platon revenait… », l’auteur habitué des expériences de pensée philosophiques nous embarque dans un télescopage des plus stimulants à la redécouverte de ce Platon que tout le monde croit connaître. De scènes décalées en rebondissements intellectuels, nous n’avons pas fini de sortir de notre caverne…

Platon, candide au XXIe S. ?

Parachuté en 2018, Platon réaliserait par exemple que nos écrans sont nos cavernes mobiles où se projettent en permanence des reflets de la réalité qu’il nous faut sans cesse interroger. Il reconnaîtrait chez les dir’com les nouveaux sophistes, qu’il a bien connu dans sa Grèce antique. Il s’étonnerait que la dissidence et la rébellion soit constamment célébrée (pour mieux la neutraliser ?) au point d’offrir à un de ses représentants le Prix Nobel de Littérature. Il prendrait Google avec des pincettes : ce n’est pas parce que tout le savoir du monde est à notre portée que cela suffit à notre intelligence. Il faut avoir préalablement trouvé ailleurs des principes organisateurs pour faire le tri, comme pour la nourriture, entre savoirs indigestes, avariés, toxiques ou pathogènes. Platon se rend aussi à Pôle Emploi, visionne House of Cards, se balade sur Meetic, va chez le psy ou croise Thomas Pesquet. Roger-Pol Droit nous régale intellectuellement en confrontant le penseur des dialogues athéniens à une quarantaine de sujets contemporains. Mais il va beaucoup plus loin. Lire la suite « Et si Platon revenait… »

Feuilles de lotus

Robert Wright, Le Bouddhisme a raison et c'est scientifiquement prouvé, méditation pleine conscience, psychologie évolutionnisteAdeptes du yoga en quête uniquement des bonnes postures, passez votre chemin. Avec « Le Bouddhisme a raison et c’est scientifiquement prouvé », best-seller traduit en 25 langues, le spécialiste des sciences cognitives Robert Wright, n’a pas écrit un manuel mais abordé la méditation en sceptique. C’est ce qui fait le sel de l’affaire. Avec son enquête scientifique enrichie en pépites d’humour sur la nature humaine, il nous emmène très loin sans bouger de notre coussin…

Assieds-toi et sors donc de la Matrice

Psychologue, Robert Wright anime des séminaires à Princeton sur le bouddhisme, la méditation et les sciences cognitives. Il ne s’intéresse pas véritablement aux aspects religieux. Ce qui le passionne dans la méditation, c’est ce que le cerveau en fait. Ça démarre à la vitesse de la lumière avec la scène mythique du film Matrix où le héros Néo découvre qu’il vit dans un monde virtuel rêvé, une prison algorithmique appelée la Matrice. Orpheus, le mentor des rebelles qui le contactent, lui demande de faire un choix cornélien : avaler la pilule bleue et retourner tranquillou dans son univers artificiel ou prendre la pilule rouge et briser le voile de l’illusion pour vivre dans le réel. Bien sûr, notre Néo est un héros : il avale la pilule rouge et tout commence… Pour les adeptes du bouddhisme occidental et Robert Wright, avaler la pilule rouge ressemble bel et bien à la méditation de pleine conscience… mais sans Keanu Reeves. Il s’agit de sortir des conditionnements narcissiques et des illusions que notre cerveau biologique reproduit sous l’emprise de… la sélection naturelle !

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Aphorismes d’un parfumeur

Aphorismes d'un parfumeur - Nez littérature Contrepoints Dominique RopionNous sommes tous nés quelque part mais certains sont nez. Dominique Ropion est de ceux-là. Son odorat est devenu une palette. Ce sens « reptilien » est chez lui d’une subtilité supérieure. Auteur de nombreux succès de parfumerie, il nous offre un vrai dépaysement sensoriel pour nos péninsules olfactives ordinaires…

Poésie chimique, mais jamais chimérique

Se plonger dans « Aphorismes d’un parfumeur », c’est comme ouvrir un flacon étrange. Premièrement, parce qu’on n’y trouve aucune « sentence, phrase brève et doctrinale ayant une portée philosophique ou morale », définition grosso modo de l’aphorisme. C’est un mot qui sent néanmoins très bon à l’oreille. Dans ce flacon de papier, on se régale de courts chapitres qui nous font naviguer dans la palette du nez.

On découvre que la coumarine a bercé notre enfance grâce à une fameuse colle blanche en pot. On y croise la frambinone barbe à papa, le veltol à effet caramélisé, le Verdox, l’Hédione, le Cashmeran ou l’Ambroxan. Ces noms étranges pourraient-ils être aussi évocateurs que du Baudelaire s’ils étaient agencés avec talent par un poète un peu chimiste ? Un jour peut-être… Pour l’instant, le poète en question est un nez comme Dominique Ropion qui assemble les molécules sans relâche, sur le fil d’un funambule, tant la chimie des quantités et le mariage des accords sont subtils. À travers son récit qui procède par touches, on comprend mieux la patience infinie qu’il faut pour créer un nouvel élixir et cela ne peut laisser indifférent. Cette patience est la sœur siamoise de l’humilité qui doit accompagner tout lancement d’un nouveau « jus ». Une humilité lucide devant le succès imprévisible de certains parfums et l’accueil mitigé de certaines créations. Dominique Ropion en fait une règle de création aussi mystique que détachée en reprenant le mot de Jean Cocteau : «Puisque ces mystères nous dépassent, il convient de feindre d’en être l’organisateur. » Quand le succès est au rendez-vous, cela donne Ysatis ou Amarige de Givenchy, La vie est belle de Lancôme, Alien de Mugler, Invictus de Paco Rabanne, Portrait of a Lady chez Frédéric Malle, etc.

Une touche de Leibniz dans le cou ?

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Comment avoir une intelligence de poulpe ?

Le Prince des Profondeurs - Peter Godfrey-Smith - L'intelligence exceptionnelle des poulpesDès que Peter Godfrey-Smith a un moment de libre entre deux cours de philosophie qu’il donne à l’université de Sydney ou de New York, il va nager à la rencontre des poulpes. Ces céphalopodes le fascinent depuis 2007, année de sa rencontre avec une seiche sépia géante dont la peau changeait de couleur en une fraction de seconde. Depuis, il explore pour nous l’intelligence de ces princes des profondeurs dont les tentacules sont pleins de neurones…

Un défenseur de l’indépendance du neurone

Bienvenue en Poulpitude, à la lecture du livre « Le Prince des Profondeurs – L’intelligence exceptionnelle des poulpes » de Peter Godfrey-Smith (Ed. Flammarion). Sans combinaison de plongée, vous allez par exemple imaginer que vos mains et vos jambes sont munies d’un système nerveux avec tous les neurones qu’il faut pour décider d’actions autonomes sans l’aval central de monsieur le cerveau en chef…  C’est le quotidien des poulpes et autres céphalopodes qui possèdent autant de neurones que les chiens (500 millions environ contre 100 milliards pour les humains), mais répartis également dans leurs bras à ventouses ! De quoi rejoindre une idée qui fait son chemin en psychologie y compris pour les vertébrés que nous sommes : notre corps lui-même, plutôt que notre cerveau, serait responsable d’une partie de « l’intelligence » dont nous faisons preuve lorsque nous nous confrontons au monde… Lire la suite « Comment avoir une intelligence de poulpe ? »

Bonhannée avec Philocomix

Philocomix Rue de Sèvres BD

Serez-vous heureux cette année ? C’est bien sûr tout ce que VOUS TOMBEZ PILE vous souhaite en ayant attendu la limite acceptable de la fin janvier, le cachet du blog faisant foi. En 2018, comment choper du bonheur avant qu’il n’aille voir ailleurs ? Oublions les astrologues, les fonds de l’œil chez l’ophtalmo et la cartographie du marc de café. Rencontrons 10 facettes de la quête du bonheur avec les 10 philosophes de la bande dessinée Philocomix

Philocomix, avec 10 super-héros du bonheur

Vous avez passé le mois de janvier à lancer et à recevoir des « Bonne année ». Reste à savoir ce que vous pouvez attendre comme genre de bonheur de votre existence et si la course au bonheur vaut toute la peine que vous vous donnez… Parce que le bonheur, c’est un peu comme une savonnette enrobée d’huile d’olive : à peine on croit l’avoir attrapé qu’il nous file entre les doigts. Un vrai sujet de philo qui nous occupe depuis l’Antiquité : la quête philosophique du bonheur porte même le joli nom d’eudémonisme. Avec Philocomix, la bande dessinée de Jean-Philippe Thivet, Jerôme Vermer et Anne-Lise Combeaud (Ed. Rue de Sèvres), c’est parti pour un décathlon philosophique en BD : un chapitre par philosophe, de Platon à Nietzsche, en passant par les stoïciens qui se préparent à la mort, le fameux pari de Pascal, le bonheur au service du bien universel de Kant, l’utilitarisme de Bentham, la voie de la sérénité de Schopenhauer ou le « deviens qui tu es » de Nietzsche. Un bréviaire dont la lecture à elle seule est déjà un petit bonheur. Dessin enlevé dans l’esprit du roman graphique, clins d’œil humoristiques qui nous rapprochent un peu de ces 10 monstres sacrés, petit topo final avec des renvois sur des vidéos pour en savoir plus… : avec Philocomix, vous serez vraiment paré.e.s pour questionner le produit qu’on veut nous vendre sur tous les tons : le « bonheurisme » contemporain, associé zélé de l’individualisme.

Philocomix Rue de Sèvres BD Pari de Pascal
Du bon marketing ce pari de Pascal…

Attention, la philo, c’est pas du développement perso !

Après être passé.e comme ça de l’Antiquité au Surhomme, vous vous poserez peut-être la même question que moi : finalement, la quête du bonheur en soi ne serait-elle pas un peu vaine ? L’iconoclaste François Cavanna nous a dit : « On court après le bonheur, et l’on oublie d’être heureux. » Voilà qui m’interpelle, Adèle. Se focaliser sur lui, c’est peut-être s’obstiner à traquer l’ombre sans s’occuper de l’essentiel. A contrario, nous avons tellement de mal à le reconnaître quand il est là que certains disent même qu’on le remarque surtout au bruit qu’il fait… en partant. Notre étourderie et notre ingratitude nous rendent en effet bien plus attentifs aux frères ennemis de la félicité, qui ne font pas dans la discrétion : le malheur, la tuile, le drame, la catastrophe naturelle, etc. La philosophie dans tout ça ? Face au paradoxe existentiel de la savonnette enrobée d’huile d’olive, elle n’a pas de recette miracle pour nous rendre heureux. La philosophie ne tient pas un cabinet de coaching sur le Boulevard du Bonheur Assuré. La philosophie cherche à nous rendre plus lucide et c’est rarement un gage de bonheur… au moins dans un premier temps. Elle remplace les fausses certitudes par de saines questions et vous oblige à regarder les événements et les grands mots sous un autre angle.

Philocomix Rue de Sèvres BD Schopenhauer
Un ami des bêtes, ce Schopenhauer.

Alors, peut-être qu’après avoir révisé 10 recettes de philosophes dans Philocomix, il ne nous reste plus qu’à tester la onzième : la nôtre. Un petit cocktail avec du Sénèque, du Kant et du Schopenhauer ? Un doigt de Montaigne avec un poil d’Epicure ? Chacun bricole. Chacun tâtonne. Mais, mais… Voyez plutôt les grands pianistes qui paradoxalement ne doivent surtout plus penser à la position de leurs doigts sur le clavier sous peine de fausse note. En 2018, je ne me mets pas au piano, mais je vais essayer de faire chaque jour ce que j’estime vraiment chouette et drôlement nécessaire d’être fait dans ma vie minuscule… sans penser à la position de mes doigts sur le clavier du bonheur.

Requiem pour le rêve américain

Noam Chomsky - Requiem pour le rêve américainSi vous êtes encore sous le charme du soft power à l’américaine, biberonné à la success story d’Hollywood ou de la Silicon Valley, sous l’emprise du mythe du self-made man et du vrai pays de la liberté, il est temps pour vous de tomber de très haut. Dans « Requiem pour le rêve américain », Noam Chomsky vous explique pourquoi la bannière étoilée est en lambeaux…

 

10 principes pour casser du rêve

Philosophe, activiste et linguiste ayant enseigné pendant cinquante ans au MIT, Noam Chomsky nous explique en dix chapitres comment le rêve américain s’est fracassé. Une lecture particulièrement percutante sous l’ère Trump. Partir de rien dans le pays glorieux de la libre entreprise et gravir l’échelle sociale quel que soit son milieu d’origine, c’est finished. C’était bon pour le père de Noam Chomsky arrivé aux États-Unis en 1913 d’un village très pauvre d’Europe de l’Est, qui trouve un petit emploi dans un atelier de Baltimore et passe finalement un doctorat. Aujourd’hui, l’auteur l’affirme : « La mobilité sociale est en fait moins grande ici qu’elle ne l’est en Europe. » La démonstration glaçante de lucidité tient aussi à son articulation. Chomsky égraine les chapitres sous forme de principes, de « Principe N°1 : réduire la démocratie » à « Principe N°10 : marginaliser la population » en passant par « Principe N°5 : briser la solidarité » ou « Principe N°9 : fabriquer du consentement ». Un chemin de croix pour le lecteur américanophile qui doit être prêt à revenir sur des mythes joliment entretenus. Amuse-bouche :Requiem pour le rêve américain - extraitDe l’intérêt de rester le patron…

La constitution américaine ? Une construction qui, comme l’expliquait son principal auteur James Madison en 1790, consiste à protéger la démocratie de la folie des pauvres en la confiant à l’élite la plus riche et la plus éclairée. La première économie mondiale ? Financiarisée et délocalisée depuis les années 80, elle a dégradé le niveau de vie de ses couches sociales populaires, piégées par le surendettement. On a droit à une visite guidée très convaincante de la dérive dérégulatrice lancée par Reagan et entérinée par Clinton lors de l’abrogation du Glass Act. Mais là où Chomsky nous ouvre des portes, c’est en soulignant que les États-Unis ne sont pas vraiment capitalistes. Oui, vous avez bien lu. Dans un système purement capitaliste, ceux qui prennent les risques paient les pots cassés. Or les États-Unis se sont comportés en « État-providence » avec les acteurs financiers qui jouèrent avec le feu et entraînèrent la crise financière de 2008. À cause du tristement fameux « too big to fall », ce sont bien les contribuables qui ont payé la facture. Apprend-t-on de ses erreurs ? Noam Chomsky se désespère quand « les gens choisis pour remédier à la crise sont ceux qui l’ont provoquée. » On n’est pas bien patron.

Nous alertant depuis de nombreuses années sur la fabrique du consentement des médias de masse, Noam Chomsky conclut « Requiem pour le rêve américain » en convoquant le penseur des Lumières David Hume et le paradoxe apparent suivant : « Le pouvoir est entre les mains de ceux qui sont gouvernés ».  Il en appelle donc au réveil de la majorité pour tout refonder, par une multitude de petits actes qui vont constituer d’autres moyens d’actions politiques… que ceux qui ont déjà échoué. Âgé de 88 ans, Noam Chomsky met ses espoirs dans une jeunesse qu’il sent porteuse d’un changement profond… Si vieillesse sait déjà, jeunesse pourra-t-elle encore ?

>>>Sur le site Flammarion, la page du livre sorti fin septembre

Parlez-vous l’esprit d’enfance ?

Esprit d'enfance, Roger-Pol Droit, Odile Jacob
Je vous présente mon véritable ours en peluche. Il n’a pas tout lu.

L’école est bientôt finie, mais l’esprit d’enfance toujours lui survit. Parfois, nous avons même tout intérêt à y puiser pour avancer dans notre vie d’adulte. Mais comment le retrouver ? Dans son tout dernier livre Esprit d’enfance, Roger-Pol Droit nous prend presque par la main pour ouvrir la malle du grenier… À propos de l’enfance, l’Histoire oscille, comme sur une balançoire : d’un côté, la relégation à l’ancienne d’une humanité en devenir qui ne doit pas parler à table ; de l’autre, le culte de l’enfant roi, génialement innocent et surtout « pourri-gâté ». On n’hésite pas non plus à dire que « la vérité sort de la bouche des enfants »… alors que ce dicton contredit d’emblée l’étymologie du mot enfant, qui vient du latin infans et qui veut justement dire « qui ne parle pas, qui n’a pas accès au langage ». On ne sait plus qui croire, je vous le dis.

L’esprit d’enfance n’est pas ce que vous croyez.

Au moins, avec Roger-Pol Droit, on déchire les belles images pour partir à la découverte de quelque chose de bien moins cliché et qui concerne tout autant les adultes. Pas de puérilité, ni d’enfantillage. Il est ici question de s’entraîner à replonger dans nos souvenirs et notre part enfouie d’enfance pour y retrouver cette distance étonnée qui nous rend plus vivants, de 7 à 107 ans. Oui, compte tenu de l’allongement de l’espérance de vie, il serait temps de remettre à jour certaines expressions… Lire la suite « Parlez-vous l’esprit d’enfance ? »

Little Brother et Big Questions

Raphaël Enthoven, Little Brother, Gallimard, Philosophie, chroniques Où se cache Little Brother ? C’est bien la question que votre conscience devra sans cesse se poser après avoir refermé ce livre de Raphaël Enthoven, recueil de textes courts initialement parus dans Philosophie Magazine. Little Brother, donc ? Que cache la référence au 1984 de George Orwell, et au lavage de cerveau totalitaire de son Big Brother ? Lire la suite « Little Brother et Big Questions »

Le parti pris de Simone Weil avec un W

Simone Weil Note sur la suppression des partis politiques Climats J’ai toujours été un peu gênée par l’esprit de parti. J’ai toujours été affligée par l’œillère du sectaire sûr de son fait et par sa propension à tordre sans vergogne la vérité pour qu’elle aille dans son sens… au lieu de reconnaître que le camp adverse, sur ce point au moins, n’a pas tort. Comme beaucoup peut-être d’entre vous, j’en avais pris… mon parti, sous couvert, que les partis faisaient partie de la vie politique. C’était avant ma rencontre avec ces 45 pages lumineuses de Simone Weil : « Note sur la suppression générale des partis politiques », livre réédité en ce mois de mars chez Climats. Oui, Weil avec un W, car il s’agit de la philosophe qui travailla aussi à la chaîne chez Renault et non de la ministre qui s’est battue pour le droit à l’IVG. Simone Weil nous prévient : «  Presque partout (…) l’opération de prendre parti, de prendre position pour ou contre, s’est substituée à  l’opération de la pensée. » Quelqu’un qui porte en 1940 un diagnostic toujours d’actualité en 2017 mérite une saine relecture… Lire la suite « Le parti pris de Simone Weil avec un W »

La Vie Intense, c’est plus ce que c’était.

tristan-garcia-la-vie-intense-autrementDu café moulu au moindre parc de loisirs, il ne se passe pas un jour sans qu’on nous promette une expérience intense. Dans nos vies qui ne peuvent plus se contenter d’être ordinaires, c’est l’obsession moderne et la valeur cardinale de la société libérale et marchande. La finalité de l’existence est d’intensifier sa nervosité, ses sensations et ses potentiels. Une évidence qu’on n’interroge même plus. Le romancier et philosophe Tristan Garcia y a donc vu un angle mort de notre société, à scruter sérieusement dans « La Vie Intense » (Éditions autrement). Personnellement, mon cervelet n’est pas ressorti tout à fait indemne de ce livre. Une lecture exigeante, une pensée dense et un final qui a eu l’effet d’une électrode : « Mais c’est bien sûr… ». Les critiques qui m’ont précédée ont surtout flashé sur le parallèle historique que l’auteur fait entre le développement du concept d’intensité et la charge symbolique de l’avènement de l’électricité, qui enthousiasma les salons du XVIIIe S. Mettons les doigts dans la prise, mais n’en restons pas là… Lire la suite « La Vie Intense, c’est plus ce que c’était. »

Un an dans la vie d’une forêt

Un an dans la vie d'une forêt David G. HaskellUn an, un mètre carré, une merveille… et une boucle des saisons bien bouclée. David G. Haskell est biologiste. C’est sûr : on aurait tous aimé l’avoir comme prof de biolo pour faire des balades en forêt qui se seraient transformées en leçons d’émerveillement. Avec son livre « Un an dans la vie d’une forêt », qui lui a valu le Prix de l’Académie des sciences des États-Unis, l’auteur nous livre le carnet de bord d’un fascinant voyage immobile : après avoir délimité un mètre carré au calme dans la forêt des Appalaches, il revient scruter chaque semaine l’évolution de ce microcosme, en s’interdisant toute intervention aussi inutile qu’intempestive. Il n’y a pas que de l’humus et des doryphores dans ce carré-là. On y rencontre surtout un concentré d’intelligence, à déguster au fil des saisons. Mettez vos bottes… Lire la suite « Un an dans la vie d’une forêt »

Philosophie Magazine : cure de ré-intoxication

Philosophie Magazine Paris Philo ParigrammeChacun ses défauts : je ne fume pas. Même pas de cigarettes en chocolat. Mais je fume des concepts philosophiques. Oui, je crois que je suis devenue dépendante de la philo. En même temps, mes alvéoles pulmonaires ne se plaignent jamais d’une taffe de Bergson ou d’un paquet de Spinoza sans filtre.

Toute forme de dépendance peut poser question, mais finalement, nous sommes fondamentalement dépendants : de l’air que nous respirons, de l’eau qui nous manque mortellement au bout de 4 jours, de ceux que nous aimons, de nos aversions comme de nos passions, du réseau électrique, de la fiabilité des freins de notre auto… Dépendants sans que cela puisse devenir une excuse permanente, c’est-à-dire dépendants et pourtant responsables. Parfois, on n’admet sa dépendance qu’après avoir expérimenté le manque. C’est logique. Donc, après plusieurs années de lecture de Philosophie Magazine, j’ai décidé de ne pas renouveler mon abonnement. Pourquoi ? Je ne le sais pas exactement moi-même, car nous sommes loin d’être aussi rationnels que l’idéologie contemporaine de la maîtrise chiffrée voudrait nous le faire croire. Je n’avais pas de reproche à faire à cette publication : je me lançais sans doute inconsciemment un défi… Lire la suite « Philosophie Magazine : cure de ré-intoxication »

L’espoir a-t-il un avenir ?

L'espoir a-t-il un avenir Monique Atlan Roger-Pol DroitLe poète Dante avait inscrit à la porte de l’Enfer : « Laissez toute espérance, vous qui entrez. » Adeptes décontractés de la désespérance très tendance, aurions-nous fait, de cette sentence glaçante notre devise ? Monique Atlan et Roger-Pol Droit qui m’avaient déjà passionnée avec leur enquête HUMAIN partent à la recherche de ce qui a disqualifié peu à peu l’espoir d’un monde meilleur. Dans un court termisme devenu subrepticement la règle, il est de bon ton de savoir profiter de l’instant sans trop attendre de l’avenir… et en même temps, on sent bien que tout cela ne nous mènera pas bien loin. Ouvrons avec eux la boîte de Pandore pour voir si l’espoir y dort encore…et comment on peut le réveiller. Oui Pandore, car dans « L’espoir a-t-il un avenir ? », tout commence par ce mythe fondateur que l’on réduit un peu vite à l’amphore d’où sortent malencontreusement tous les maux du monde. On oublie qu’il y reste, tapie au fond, une entité que les Grecs appellent elpis. Sa parfaite ambiguïté résume la condition humaine : à la fois connaissance des tourments qui peuvent surgir et… ignorance de ce qui va vraiment advenir et quand. Un mélange d’attente inquiète et d’espérance positive. Ce n’est bien sûr que le début du voyage en terre d’espérance… Lire la suite « L’espoir a-t-il un avenir ? »

Qu’est-ce qui nous unit ?

Roger-Pol Droit Qu'est-ce qui nous unit ? Plon
Conjuguer à la première personne du pluriel ? Pas si simple…

Il faut bien le dire : nous avons déjà du mal à savoir qui parle exactement quand nous disons « je », alors cerner précisément ce que nous entendons par « nous »… Encore une perplexité quotidiennement escamotée, mais qui n’a pas échappé au philosophe Roger-Pol Droit. Son dernier ouvrage « Qu’est-ce qui nous unit ? » fait écho à l’ambiance de plus en plus électrique qui nous entoure : retour de la barbarie intégriste au plus près de nous, antienne du « vivre ensemble » devenue ridicule, clivages de plus en plus marqués dans une crise interminable qui prend des allures de tournant de civilisation digne de la Renaissance… Alors, décidément, derrière ce qui semble aller de soi, rien ne va plus…

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Charles Pépin nous fait revivre

Allez, on se la refait cette vie ?
Allez, on se la refait cette vie ?

Il y a des expressions qui sont de véritables pièges à poncifs, posés là par je ne sais quel inconscient collectif… « Refaire sa vie » en fait partie. Lorsque j’ai vu que le philosophe Charles Pépin en faisait le sujet d’un de ses lundis-philo au cinéma MK2 Hautefeuille à Paris, j’ai donc réservé un aller simple pour « Peut-on vraiment refaire sa vie ? ».

Véhément contre les vessies qu’on voudrait nous faire prendre pour des lanternes, Monsieur Pépin remet les pendules à l’heure. Franchement, n’en déplaise à ceux qui se raccrochent au cycle des réincarnations, la vie est précisément ce qu’on ne refait pas et c’est justement ce qui lui donne son prix… Alors, on refait quoi ? Lire la suite « Charles Pépin nous fait revivre »

Le bonheur est dans le hasard, cher Édouard.

céramique raku chemins du gingko
Les belles craquelures aléatoires d’une céramique raku de Catherine Le Baron…

Quel rapport entre la question innocente d’une lycéenne, le dernier livre du philosophe Roger-Pol Droit et la céramique raku ? Vous allez voir ce que vous allez voir…

Lors d’une dédicace à un salon du livre, une lycéenne posait à chaque auteur une question épineuse, dans le cadre d’une espèce de mémoire : « Pensez-vous que le bonheur soit un but dans la vie ? ». Diantre.

Je lui ai répondu que justement « pas du tout », que c’était vouloir attraper une ombre et que l’essentiel, c’était plutôt de trouver pourquoi on était fait, pourquoi on vibrerait de toutes ses cordes à son arc. Trouver sa place et faire résonner ce qui fait de nous ce que nous sommes. Oui, la société de consommation a tout intérêt à nous faire croire que le bonheur, c’est d’être heureux avec ce que l’on réussit à acquérir. Elle a eu l’air tout à fait satisfaite, mais pas le moins du monde étonnée par ma réponse qui est sortie comme ça d’on ne sait où. Acte I. Lire la suite « Le bonheur est dans le hasard, cher Édouard. »

L’heure de vérité

Si je n'avais plus qu'une heure à vivre Roger-Pol Droit Odile JacobDans « Pas son genre », le dernier film de Lucas Belvaux, le personnage principal, Clément, professeur de philosophie « parisianocentrique » muté à Arras, rappelle à ses élèves qu’en plus d’être une corvée vouée au bachotage, son cours est surtout l’occasion de découvrir que tout dans la vie peut être sujet à réflexion philosophique. Pour penser par soi-même, coûte que coûte, malgré les poncifs confortables, la dictature des marques de l’adolescence et la paresse bienheureuse. Une nouvelle montre de marque au poignet d’un élève arrogant ? Clément rappelle que c’est l’occasion de ressentir que chaque seconde fauchée par la trotteuse ne reviendra pas… Un échange de vue dans une salle de classe de terminale qui se termine par le couperet cynique de la réplique de l’élève : « Oui ça donne l’heure aussi ! » Aucune chance qu’un tel élève se plonge, avec ou sans montre, dans le livre de Roger-Pol Droit « Si je n’avais plus qu’une heure à vivre ». Et pourtant, on peut s’octroyer cette heure de vérité à tout âge…

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Apologie de la punition…ou éloge du rachat ?

apologie de la punition jaffelin« Apologie de la punition », le dernier livre d’Emmanuel Jaffelin, c’est un peu comme de la grenadine verte. Il y a ce qu’on appelle en psychologie comportementale une erreur d’attente… Si vous ne connaissez pas l’auteur,  le titre peut en effet vous faire penser à un livre moralisateur et nostalgique, limite réactionnaire. Et pourtant, l’humanisme qu’on y rencontre joue dans une tout autre cour… Quelqu’un qui peut concilier dans sa bibliographie « Éloge de la Gentillesse » et « Apologie de la punition » démontre justement un niveau de nuance de la pensée des plus dignes d’intérêt dans un monde facilement binaire. Si la gentillesse est pour l’auteur la noblesse qui consiste à rendre service à quelqu’un qui vous le demande, la punition serait le « service » réparateur et ré-intégrateur que doit rendre la société à quelqu’un… qui évidemment ne l’avait pas demandé tout de suite. Encore faut-il donc que la fameuse punition serve à réintégrer et pardonner plus qu’à mettre à l’écart. C’est sur cette nuance que tout repose… Lire la suite « Apologie de la punition…ou éloge du rachat ? »

Lundi, c’est pur esprit…

On ira tous au paradis Emmanuel Jaffelin FlammarionIl est 3 h 53 en ce lundi de Pentecôte. Ce n’est pas le moment précis où l’Esprit Saint* descend sur moi. C’est l’heure à laquelle le prince charmant qui partage ma couche se mouche. En ce morceau d’automne placé au mois de mai, les virus ont effectivement tenté un baroud d’honneur. Commencent alors pour moi deux heures d’insomnie qui, après un inévitable poélitage, ouvrent fortuitement le champ des possibles. « Et si le printemps ne revenait jamais ? Et si la croissance éternelle devenait enfin ce qu’elle est : une chimère ? Et si je m’achetais quand même un autre foulard à pois ? Et si en 2020 on travaillait tous 3 jours par semaine ? Et si… Lire la suite « Lundi, c’est pur esprit… »

L’amour est-il has been ?

l'amour est-il has beenOn se rencontre le lundi sur Meetic ; on rompt le dimanche sur Facebook… Tout est facile, aussi aisé que décevant. Après avoir rempli les contes de fée, l’amour se brade-t-il à bon compte ? Le philosophe Yann Dall’Aglio fait le point sur un nouvel ordre amoureux qui livre nos égos et nos cœurs d’artichauts à une compétition narcissique dévastatrice… Lire la suite « L’amour est-il has been ? »

Le petit livre rouge de… Emmanuel Jaffelin

petite philosophie de l'entreprise Emmanuel JaffelinLa couleur rouge de la couverture aurait dû me mettre sur la voie : Emmanuel Jaffelin nous propose une révolution… mais bien moins sanglante que celle qui a marqué la Chine Populaire. Ce petit livre rouge accompagne un courant humaniste bien plus large en ce début de XXIème siècle. Il rejoint ces voix qui s’élèvent pour souligner que notre modèle fondé sur la financiarisation nous amène au bord du précipice. Dans son ouvrage précédent, l’auteur revenait aux origines nobles de la « gentillesse », une notion malheureusement dévoyée par sa connotation moderne abusivement mièvre. Dans cette « Petite Philosophie de l’Entreprise », la révolution du management proposée consiste à replacer l’entreprise au cœur de la vie sociale… car elle n’est pas une entité « extraterritoriale » livrée au seul pouvoir du chiffre et du tableau Excel. Il convoque Platon et Spinoza pour redire à quel point la double vocation de l’entreprise consiste à produire de la richesse tout en favorisant l’épanouissement de l’Humain. L’abeille, par son travail, produit le miel tout en pollinisant les espèces végétales. Le frelon qui pille la ruche ressemble plus à l’oligarque cupide et cynique dont la seule fin est l’enrichissement éclair par stock-options… Lire la suite « Le petit livre rouge de… Emmanuel Jaffelin »

#experiencephilo3 Inventer une nouvelle unité de temps

#experiencephiloDécrochez les pendules. Portez les montres chez le cordonnier. Faites taire l’horloge parlante. C’est dimanche et vous n’avez rien prévu. Voici qu’une journée vous est offerte pour dompter le temps qui passe. Secondes, minutes, heures, jours, semaines, années, siècles… vous avez décidé de changer de repères. Quelle pourrait bien être votre nouvelle unité de mesure du temps qui passe ? Votre mission philosophique consiste à l’inventer, si vous l’acceptez… Lire la suite « #experiencephilo3 Inventer une nouvelle unité de temps »

#experiencephilo 2 – Se définir en attendant le train

Voici ma deuxième expérience philo inédite, proposée à l’occasion de la publication par Roger-Pol Droit de son livre «Petites expériences philosophiques entre amis » (Editions Plon)

« Vous êtes arrivé sur le quai un peu en avance, car il est bien connu que les conducteurs de train ne peuvent attendre les retardataires. Vous voilà dans un espace-temps de 10 minutes, consacré à la patience et à la flânerie intellectuelle. Vous pourriez tuer ce temps immobile avec votre mobile… mais vous prenez le parti de l’étrange avec une nouvelle expérience philosophique : vous vous donnez 10 minutes pour énumérer vos caractéristiques fondamentales. Lire la suite « #experiencephilo 2 – Se définir en attendant le train »

Quelques grammes de philo dans un monde de pub…

Quelques grammes de philo dans un monde de pub Gilles Vervisch Pour ceux qui sont nés avant 19XX, ce détournement est celui du fameux slogan chocolatier « Quelques grammes de finesse dans un monde de brutes »… et ce détournement est le titre du dernier livre de Gilles Vervisch, agrégé de philosophie et « passeur » de sagesse sur l’antenne de la radio Le Mouv’ à une heure où toutes les questions existentielles refont surface : 7 h 32. Oui, Monsieur Vervisch a le don de faire descendre la philo dans la vraie vie… et également le don du titre. Mon premier déclic face à son œuvre s’est produit sur une couverture de livre qui portait celui-ci : « Comment ai-je pu croire au Père Noël ?». Un peu fâchée avec la conduite, j’ai ensuite beaucoup souri à la lecture de « Tais-toi et double ». Et lorsque je lui fis dédicacer « De la tête aux pieds » pour un passionné de football, il me confia qu’il réfléchissait à un projet d’ouvrage sur la communication. Philo promise, philo due… voici que l’opus est sur les étals. En tant que publicitaire, j’ai ouvert le livre comme une tablette de chocolat… Lire la suite « Quelques grammes de philo dans un monde de pub… »

#experiencephilo1 Devenir une goutte d’eau sous la douche

Un réveil matinal comme les autres. Vous voilà mollement coincé  entre le ronron du flash info et le vrombissement de la cafetière expresso. Il est trop tôt et vous êtes en pilotage automatique. Au moment de passer à vos ablutions sous la douche, secouez-vous pour tenter une expérience qui frôle la métaphysique. Au lieu de pester contre les embouteillages liés aux travaux sur la Francilienne ou à votre huitième réunion avec votre responsable des services généraux, portez une attention nouvelle à ce geste d’hygiène devenu anodin… Lire la suite « #experiencephilo1 Devenir une goutte d’eau sous la douche »

La revanche de la gentillesse

Derrière le vilain oxymore de mon titre, c’est le contexte actuel qui s’exprime… En pleine croissance triomphante, le winner avait beau jeu de toiser avec mépris le camp des « gentils ». En pleine crise de civilisation, cachée par la crise tout court, la gentillesse nous refait signe pour réchauffer notre humanité. Si l’homme semble parfois être un loup pour l’homme, il peut aussi faire le choix de dépasser son égoïsme dans les moments… critiques. On a toujours le choix, n’est-ce pas ?

C’est bien cette opportunité d’une révolution douce que j’ai découverte en sirotant l’opus d’Emmanuel Jaffelin, agrégé de philosophie : « Petit éloge de la gentillesse ».

Ce voyage en dehors des balises du cynisme nous offre tout d’abord une étonnante balade étymologique qui commence  dans l’antiquité romaine. A cette époque, le « gentilis » est un noble romain qui fait partie d’un clan. Puis, c’est l’esclave qui est « gentil » car il appartient (c’est le cas de le dire) à une famille noble. Propulsé dans le monde chrétien, le « gentil » désigne ensuite celui qui n’est pas chrétien mais qui peut le devenir… un impie à qui on veut bien tendre la main. C’est le monde médiéval et chrétien qui redécouvrira le sens romain pour mettre à la mode les valeurs chevaleresques du « gentilhomme », qui doit tenir son rang, au service de buts élevés. On sort la Table Ronde et on est prêt à en découdre pour l’honneur. Mais ça ne va pas durer : à la Renaissance, le chevalier commence à s’effacer devant le courtisan. N’offrant rien sans arrière-pensée, ce nouveau gentilhomme travestit volontiers sa lâcheté en courtoisie. Les  manières de la cour finissent par devenir des symboles d’injustice et précipitent l’envie de pendre les aristos à la lanterne. La république met en avant l’égalité entre les hommes et la gentillesse reste plantée là, bousculée par ses errances historiques, sujet de raillerie et témoignage de faiblesse dans le monde du calcul triomphant.

Ce qui m’a particulièrement intéressée dans le reste de ce grand petit livre d’une centaine de pages, ce sont les nuances apportées entre sollicitude, solidarité, gentillesse et altruisme. La gentillesse n’est pas la solidarité, car elle ne repose pas sur une organisation où mon intérêt particulier rejoint l’intérêt général… et où cette entraide organisée, peut me dispenser petit à petit d’être accessoirement gentil ! La gentillesse n’est pas non plus la sollicitude de notre Amélie Poulain, car la gentillesse répond avec le sourire à un besoin manifeste ou une demande exprimée… sans prendre les devants de façon intrusive sur les prétendus besoins de la personne à aider. La gentillesse moderne d’Emmanuel Jaffelin propose en fait une révolution douce au « soft power » démultiplicateur, libérée des morales du devoir, où j’honore autant autrui que moi-même en rendant service.

Un point de désaccord subsiste cependant pour moi : certes la gentillesse doit se garder de l’intrusive  sollicitude, mais une fois de plus, tout n’est-il pas question de seuil et de dosage ? Si nous attendons tous que les autres expriment clairement leur demande d’aide, nous risquons de nous priver de belles surprises : celles que m’offre autrui, en devinant le geste ou la phrase qui me fera du bien. Il y a une version de la gentillesse qui se laisse guider par pure empathie sans attendre un besoin ou une demande manifeste. Il y a la magie de ce qu’on n’attendait même pas…

Si vous sirotez aussi le « Petit éloge de la gentillesse », soyez gentils : dites-moi en commentaire ce que vous en pensez.

>> découvrir le blog de l’auteur Emmanuel Jaffelin