J’ai un grand ami, rencontré au collège. En dehors de ses qualités, en dehors de « parce que c’était lui, parce que c’était moi », c’est une chance d’avoir un ami comme lui : il a une mémoire fantastique. Lorsqu’il me dit quelque chose du style « Tu te souviens de Machin qui avait une mère dans les services secrets… », je lâche parfois un « oui… » un peu évasif, alors que vraiment, j’ai du mal à retrouver la fiche. C’est un problème d’avoir une mémoire de poisson rouge, mais heureusement, il est là pour se rappeler de tout un tas de détails et anecdotes, avec les dates et les lieux. Alors que ce soit lui qui me parle de ce drôle d’article de Pierre Barthélémy sur l’implantation de souvenirs, c’est assez troublant. De quoi parle l’article de ce journaliste scientifique qui tient le blog passionnant « Passeur de sciences » sur la plateforme du quotidien Le Monde ? Eh bien, il raconte comment une équipe de chercheurs néerlandais a réussi à créer de faux souvenirs chez des soldats revenus d’Afghanistan…
Au cours d’un « debriefing » censé évaluer le niveau de stress de ces militaires au retour de leur mission, les expérimentateurs leur glissaient une fausse information concernant un événement qui ne s’était pas produit : une attaque à la roquette lors de la St Sylvestre (oui pour les fêtes de fin d’année, c’est souvent « l’attaque de la dinde aux marrons »… mais bon). Personne ne s’en rappelait sur le moment et pour cause… Mais sept mois plus tard, 26 % de ces soldats assuraient avoir été présents lorsque cette attaque avait eu lieu. Apparemment, le faux souvenir s’était mieux implanté chez les soldats les plus stressés par leur mission afghane sept mois plus tôt ainsi que chez ceux qui avaient le moins bien réussi les tests cognitifs. Outre le fait que ces résultats confirment l’influence du stress et la malléabilité du cerveau déjà établie par les neurologues, la facilité avec laquelle le bobard s’est installé chez plus du quart de l’échantillon a laissé tout le staff un peu pensif… Du Total Recall après l’heure, Monsieur Philip K. Dick ?
Les souvenirs forment finalement une sorte de matière plastique qui se recompose sans cesse en fonction de notre réinterprétation. Nous trions pour continuer à avancer sans nous encombrer la caboche, nous noircissons pour éviter de retomber dans les mêmes panneaux, nous enjolivons pour chouchouter nos « madeleines de proust »… Mais au fait, est-ce que c’est vraiment arrivé… ou est-ce que j’ai imprimé ce qu’on m’a raconté sans vraiment le vivre ? Vertige… Les régimes totalitaires ont toujours été tentés de réécrire l’Histoire. Notre tyran cérébral à nous fait aussi sa cuisine.
Si mon ami, mon frère, se décidait à m’implanter un faux souvenir… je serais peut-être capable d’y croire encore plus facilement qu’un soldat néerlandais. Ça fiche la trouille, Monsieur Philip K.Dick…
Avant d’oublier, pensez à lire le récit plus détaillé de cette expérience : ICI
Vivement le disque dur pour graver ses souvenirs…
Parce que, pour l’instant, j’ai plutôt le disque mou !
Ne serait-ce pas bientôt possible avec une génération ultime de Google Glasses qui enregistrera tout ce qui t’arrive… Je me demande si avec de tels béquilles numériques, notre mémoire « biologique » ne s’affaiblira pas un peu plus encore.
Et le pire c’est que, en toute logique, ça s’aggrave avec l’âge. Plus on engrange d’expériences, plus on a de mal à resituer les dossiers. Comme vous le savez déjà, je conserve précieusement chaque année mes agendas annotés dans les grandes lignes… Un grand carton du nom de code « Touche pas à ma mémoire ». Où l’ais-je déjà rangé celui-là ?
Merci Stéphane. C’est amusant cette histoire de dossier, car j’ai lu que l’utilisation de nos prothèses numériques externes et d’Internet en particulier nous incite de plus en plus à retenir non pas l’information en elle-même mais plutôt l’endroit où on peut la retrouver. Si tout se trouve sur des serveurs, gare aux pannes d’électricité…
J’ai toujours un litige avec mon frère. Il y a 50 ans, je me suis perdu lors d’une sortie scolaire. Je peux détailler parfaitement ce qui m’est arrivé. Un couple âgé m’a recueuilli puis a attendu que mon institutrice vienne me chercher. Je revois la table autour de laquelle nous étions, la moustache du monsieur et la toile cirée. Je sais que c’était après avoir fait un tour de bateau avec la classe sur une base de loisirs du côté de Villennes-sur-seine. Eh ben, figurez-vous que mon frère affirme que c’est à lui que c’est arrivé. Et avec la même certitude que moi… N’importe quoi !
Merci Claudio. Edifiante anecdote sur la réécriture « affective ». Votre frère n’a sans doute pas supporté cette mésaventure… ou alors vous étiez siamois à l’époque !
Dans le presque même genre, j’ai des souvenirs avec un frangin… qui sont en réalité des événements vécus avec l’autre frangin !!! Ma mémoire d’éléphant s’est mise pour le coup à trembler comme une fourmi !
Merci pour ce commentaire-frère du précédent… Un lapsus fraternel, ça s’appelle ? Et merci pour le lien dans LA PARTAGERIE, c’est un honneur… Je suis également adepte de la mélancolie qui, pour moi, n’a rien d’un état de déprime… mais serait plutôt la part de lucidité liée à notre condition humaine.
Et moi je n’aime pas la mélancolie. Je me répète souvent depuis mon adolescence ce vers du poète belge Eugène Guillevic : « J’ai autre chose à faire, la ville aussi, que me laisser avoir par la mélancolie ».
Mais j’aime beaucoup mon ami Didier, mélancologue de son état 😉
Moi non plus à la base je n’aime pas la mélancolie 😉 J’ai mis du temps en fait à accepter cet état, je me suis longtemps battu contre lui, considérant que c’était une « tare », un « truc qui ne collait pas ». Mais la garce est là, vous tombe dessus, fait partie de vous, et si moi aussi j’ai autre chose à faire que de me laisser avoir, à la fois, être mélancologue est sans doute une manière de se laisser être… Enfin j’espère !
lucidité et sans doute avec humilité, rempart face à une certaine « arrogance » de l’Homme…